Je profite du fait qu’il soit question de Takeshi Kitano partout en France en ce moment (nouveau film, nouveau livre et – à Paris – exposition à la Fondation Cartier, « cycle » au Centre Pompidou, festival au Champo) pour vous parler de lui. En fait, ce n’est pas vrai, j’avais originellement compté écrire cet article en janvier mais certains aléas m’ont fait le repousser jusqu’à aujourd’hui, mais avouons que parfois les aléas font bien les choses.
À défaut d’être connu du grand public européen, Kitano l’est toutefois depuis une bonne quinzaine d’années parmi les cinéphiles et les nippohiles, mais une chose que nombre d’entre eux ignorent (de moins en moins il est vrai, et vous n’en faites peut-être pas partie si vous lisez ceci parce que vous vous intéressez au Japon) c’est que Kitano est double : il y a Takeshi certes, mais il y a surtout Beat, et c’est ce dernier qui est surtout célèbre au Japon. Si ça se trouve, vous aussi vous l’avez déjà croisé un samedi dans l’assez surréaliste émission Menu W9 peut-être même sans vous en apercevoir vraiment.
Oui, il s’agit bien de Takeshi Kitano, ou plutôt de son alter-ego : Beat Takeshi.
Car, si Takeshi Kitano est surtout connu en tant que cinéaste au style unique dans nos contrées, le grand public japonais lui connaît surtout Beat Takeshi. Imaginez une espèce de croisement contre-nature entre Vincent Lagaf et Patrick Sébastien et vous aurez une vague idée de sa réputation au Japon. Par exemple, lors de mon voyage de l’an dernier, un matin, je l’ai vu arriver dans un talk show des plus sérieux coiffé d’une perruque en plastique qui n’était pas sans rappeler celle que Jules Edouard Moustic portait en 2007.
Maintenant, ne nous méprenons pas, Takeshi Kitano, le réalisateur, et ses films sont connus eux aussi, mais il ne s’agit pas de films que le grand public va voir. Le grand public les trouve plutôt difficiles d’accès, voire intellectualistes.
Et pourquoi donc voulais-je donc vous parler de Kitano en janvier ? Tout simplement parce que j’étais tombé totalement par hasard sur le DVD de son dernier film (ou plutôt avant-dernier aujourd’hui puisque Achille et la Tortue est sorti ces dernières semaines) et je me trouvai bien surpris de n’en avoir jamais entendu parler. Le film datait de 2007 et apparemment je suis passé plus qu’à côté lors de sa sortie, au point que je me demande si celle-ci ne fut pas ultra-confidentielle, à la limite du secret. Je n’osais croire à un « direct to DVD », mais imdb m’informe que non, c’est bien pire qu’une sortie directement en DVD : une sortie fin juillet !
Ce film s’appelle Glory to the Filmmaker! (Kantoku: Banzai! – 監督·ばんざい!) et je vais essayer de vous en parler. « Essayer » parce qu’il s’agit quand même d’un OVNI cinématographique qu’il serait inutile de résumer (bien que je vais quand même le faire en partie) mais aussi parce que je me demande s’il est possible d’en faire une critique digne de ce nom.
C’est le deuxième film de sa trilogie « autobiographique, » qui n’a d’autobiographique que le nom, et il s’agit d’une réflexion sur son statut de réalisateur, un point sur sa carrière jusqu’alors et aussi une auto-analyse de son altérité.
Si dans Takeshis, le premier film de la trilogie, le double se manifestait de manière littérale, il est ici incarné par un crash test dummy ressemblant plus ou moins à l’original que ce dernier trimballe partout avec lui, ce qui est au passage très pratique quand il s’agit d’avoir quelqu’un pour prendre des coups à sa place, que ceux-ci proviennent d’un Yakusa ou de la critique.
Dans ce film, commenté par un narrateur omniscient dont on ne saura jamais rien, nous suivons donc Beat Takeshi Kitano et son double dummy en pleine crise d’inspiration pour son prochain film.
Fera-t-il un nouveau film de Yakusa ? Non, cela fait bien longtemps qu’il a arrêté d’en faire.
Un film sur « la vie simple des gens ordinaires » alors ? Pour ainsi revenir aux sources du cinéma japonais et faire un hommage à Ozu ? Non plus : personne aujourd’hui ne voudra voir un film où l’on boit du thé pendant 30 minutes.
À chaque fois, nous avons droit à quelques scènes de la tentative, et malgré leur brièveté, le réalisateur arrive à chaque fois à créer une atmosphère, une ambiance, voire une tension dramatique que bien des longs métrages ne possèdent pas. S’ensuivent alors non pas une, mais trois tentatives de film d’amour. Aucune ne verra le jour pour une raison ou une autre : pas de scénario, problème avec un accessoire pourtant central au film ou retour inconscient au film de gangster.
C’est alors que Kitano comprend que de nos jours, ce qui intéresse le marché mondial du film c’est le « régionalisme et le rétro ». Il s’attaque alors à « Le Goudron et Les Catcheurs », un film sur l’époque de son enfance – les années 50. Là où les autres films avortés ne survivent en général pas plus de deux minutes à l’écran, celui-ci est pratiquement un court-métrage d’une bonne dizaine de minutes et c’est aussi un véritable petit bijou, à la fois drame et comédie, et de tous ces films dans le film c’est celui dont on est le plus déçu qu’il ne devienne pas un véritable film, nous aurions pu avoir un chef d’œuvre je pense. Malheureusement, une fois de plus, Kitano va décider de ne pas venir à bout de ce film : il veut en finir avec les films violents, et la violence sociale de ce Japon en reconstruction est bien pire que celle à laquelle il nous avait habitué avec ses yakusas tragi-comiques.
Puis lui viendra une idée bien incongrue et pas forcément de bon aloi, chose qu’il comprendra très rapidement : puisque les films japonais qui marchent vraiment à l’étranger en ce moment ce sont les films d’horreur, même qu’Hollywood n’arrête pas d’en faire des remakes, pourquoi ne pas faire un film d’horreur japonais pour conquérir le marché international et surtout américain ? Nous sommes alors gratifiés de quelques minutes de Théâtre Nō, un slasher avec un Michael Myers à la sauce shitekata arrivant dans une maison où paniquent divers personnages prêts à se faire découper, parmi eux, comme il se doit d’y avoir dans ces cas-là, il y a bien entendu une lycéenne en uniforme et une autre jeune femme en maillot de bain. Le résultat est tellement ridicule que tout le monde prend ça pour une comédie, du coup Kitano préfère nous livrer un vrai-faux bêtisier du film pour le même prix.
À la réflexion, notre réalisateur un peu perdu se souvient que son seul véritable succès commercial fut Zatoichi, un film de sabre, ou chambara comme disent les geeks (les Japonais, eux, préférant le prononcer et l’écrire correctement). Nous voici partis dans Le Corbeau Bleu, épisode 2 où Kitano va découper des ninjas en tranches par dizaines, sauter de toit en toit et comprendre que tout ceci est finalement bien trop cliché et vain.
En partie par dépit et en partie parce que de nos jours, « ce sont les films de science-fiction qui marchent », Kitano a enfin trouvé son sujet et un prétexte pour la deuxième partie du film qu’on pourrait qualifier de foutoir sans nom totalement déconcertant et qui est effectivement une des heures filmiques la plus – sinon bizarre – au moins déjantée qu’il m’ait été donnée de voir depuis longtemps.
Comme si Takeshi Kitano et Beat Takeshi avaient non pas fusionné, mais étaient plutôt entrés en collision, tout comme cet astéroïde qui menace dangereusement la Terre et qui est le prétexte non pas à une parodie d’un film de Roland Emmerich – quoique – mais à un patchwork inimaginable de l’inconscient de Beat Takeshi filmé par Takeshi Kitano. Un inconscient déjanté où cohabitent une mère pas très saine d’esprit et sa fille vaguement ventriloque, la « famille Takeshi » et l’improbable Professeur Ide, du Inkei Guitar (une variante assez particulière du Air Guitar) un Gundam boîte de conserve, Matrix, « comment on fait les bébés » et Zinedine Zidane dans un amalgame sous acide que les Monty Pythons auraient trouvé un peu extrême quand même (sauf peut-être Terry Gilliam).
Le résultat est, il faut l’avouer très déconcertant, j’ai d’ailleurs cru comprendre que Kitano s’était fait éreinter par la critique. Mais personnellement, j’y vois la pierre angulaire de cette trilogie, son « I am your Father » à lui, un tournant dans son œuvre. Comme si, mal à l’aise (l’est-il ?) avec la respectabilité internationale qu’il a désormais acquise, il décidait de la mettre à mal avec ce film sans queue ni tête apparentes (totale présupposition de ma part). Comme une façon de crier à la face du monde et à la critique internationale que derrière Kitano, il y a Beat et qu’il est et tient à rester les deux personnes en même temps ; non seulement, il ne renie ni l’un ni l’autre, mais il place les deux au même niveau, l’un n’est pas meilleur ni plus respectable que l’autre, le bouffon de télévision vaut autant que le réalisateur de films d’art et d’essai.
On peut peut-être aussi voir dans ce film le moment où il fait le deuil de son œuvre passée pour repartir à zéro, redémarrer sur d’autres bases.
Est-ce bien le cas ? L’avenir nous le dira, et il nous le dit déjà avec Achille et la Tortue qui vient donc de sortir et dont je vous parlerai peut-être.
(Bien entendu, les photos sont © Kitano, cela va de soi…)
En savoir plus sur Ogijima
Subscribe to get the latest posts sent to your email.